dimanche 1 juillet 2012

Article lu dans le monde

Lecture d'un texte cru sur l'esclavage en CM1-CM2 : un "dérapage" isolé
LE MONDE | 07.03.12

La liberté pédagogique des enseignants peut-elle s'exercer à mauvais escient ? Faire l'objet de "dérapages" ? Oui, répondent des parents de l'école Marcel-Cachin de Morsang-sur-Orge, une petite ville de l'Essonne. Réunis dans un "collectif des parents indignés", ils dénoncent la lecture par un enseignant de CM1-CM2, à des élèves âgés de 9 à 11 ans, d'un livre sur l'esclavage – Betty-Coton, de Corinne Albaut (2005), réédité l'an dernier sous le titre Noir Coton – contenant une description très crue du viol d'une fillette, Badi, par son esclavagiste. "Notre raison d'agir, c'est de nous assurer que nos enfants peuvent aller à l'école en toute sérénité, dans le respect de leur intégrité physique et mentale", ont expliqué ces parents sur Internet, évoquant des "enfants traumatisés" et des "parents choqués".
Leur pétition en ligne, qui avait recueilli un peu plus de 300 signatures entre le 1er mars et le 6 mars, est passée à près de 450 signatures en quelques heures, mardi 6 mars, après la "révélation" de l'affaire par Le Parisien. Une médiatisation que ces parents disent regretter un peu. "La tournure médiatique n'était pas notre but, nous ont-ils expliqué. Notre objectif est le bien-être des enfants. Et surtout, ne plus avoir ce type inapproprié de lecture en classe. Nous ne souhaitons pas faire de polémique sur l'établissement ni sur l'équipe enseignante."

LUC CHATEL ET NICOLAS SARKOZY S'EN EMPARENT
Pourtant, en une demi-journée, le "dérapage" manifeste du professeur de l'école Marcel-Cachin, qui n'a pas souhaité s'exprimer, a pris de l'ampleur au point de devenir "l'affaire Betty-Coton". Peu avant midi, le ministre de l'éducation nationale, Luc Chatel, a fait savoir, dans un communiqué officiel (lire l'article "Luc Chatel saisit l'inspection académique après une lecture qui a choqué dans une école"), qu'il demandait à l'inspection académique de "prendre des mesures disciplinaires nécessaires", précisant "partager totalement l'émotion, le choc et l'indignation de certaines familles". Et soulignant que "l'auteur de l'ouvrage a lui-même indiqué que son livre n'était pas du tout destiné et adapté à des enfants si petits et s'adressait à des adolescents à partir de 13-14 ans, selon leur maturité". Dans la soirée, le président Nicolas Sarkozy, invité de l'émission "Des paroles et des actes", sur France 2, a lui aussi fait référence à "l'affaire" : "Si c'est vrai, les parents ont raison", a-t-il lâché.
Interrogée sur le libre choix des lectures en classe, la Rue de Grenelle rappelle la mise à disposition des professeurs des écoles d'une liste d'ouvrages constituée depuis 2002 – 250 titres pour le cycle 2, et 300 pour le cycle 3 –, révisée en 2007. Au collège, outre la liste des ouvrages recommandés dans les programmes – depuis 2008 – recentrée sur les "classiques", une liste a été initiée à la rentrée 2011. "La limite de la liberté pédagogique, c'est la responsabilité de l'enseignant", lâche-t-on dans l'entourage de Luc Chatel, non sans préciser que "les professeurs ont, pour l'immense majorité d'entre eux, une grande conscience professionnelle".
"UN CHOIX MALHEUREUX"
Même son de cloche à l'inspection académique de l'Essonne. "J'ai été, comme la majorité des personnes qui ont eu connaissance de ces faits, choqué, et j'ai également du mal à comprendre ce qui a pu pousser un tel enseignant à faire un tel choix", confie le directeur académique, Christian Wassenberg. "Le principe de la sanction est acquis. Pour ce qui est de la nature de la sanction, nous nous prononcerons dans la semaine", précise M. Wassenberg, avant de confier ne "pas avoir le souvenir, dans toute sa carrière, d'autres situations de ce type". Et d'ajouter : "Ce n'est pas parce qu'un enseignant a fait un choix malheureux que nous devons réglementer ce que nous considérons comme la liberté pédagogique !"
Un "choix malheureux", c'est également ce que regrette Sébastien Sihr, du syndicat d'enseignants majoritaire dans le premier degré, le Snuipp-FSU. "L'enseignant a, à l'évidence, utilisé des extraits totalement inadaptés à son auditoire. Mais la littérature de jeunesse et les récits restent des supports pertinents pour enseigner les questions dites "vives", comme l'esclavage, le racisme, pas faciles à aborder en classe avec des enfants de cet âge", rappelle M. Sihr. "En général les enseignants sont très attentifs à ce que ces supports ne soient ni choquants ni traumatisants. Et à ma connaissance, il n'y a pas de précédent. C'est incroyable que d'un cas isolé, on fasse une affaire nationale !" Le dérapage à l'école Marcel-Cachin n'est en aucun cas révélateur de ce qui se fait et s'enseigne au quotidien dans les 50 000 écoles de France, conclut Sébastien Sihr.
Au sein de l'école de Morsang-sur-Orge, sous couvert d'anonymat, certains dénoncent une "amplification des faits". "La lecture remonte à janvier, et tout semblait réglé en février, après une réunion avec les parents, au cours de laquelle le choix du livre et des extraits avait été reconnu comme mauvais. Une poignée de parents a relancé la polémique après les vacances de février. Une erreur, cela peut arriver à n'importe qui, même à un professeur…", explique un enseignant, avant d'ajouter : "Des enfants choqués ? Il y en a sans doute eu… mais ils sont plus nombreux à l'être par la présence des journalistes devant l'école !" Parents et enseignants appellent, ensemble, à l'apaisement.
Mattea Battaglia